Très cher Laurent,
J’ai entendu ton désarroi devant l’attitude de Jean-Luc Mélenchon après le premier tour des élections présidentielles. Comme je pense que tu n’es pas un crétin borné, et comme tes mots font un petit buzz en ce moment, et comme tu as une parole qui porte tant elle est écoutée par les millions de gens qui suivent tes émissions, je me suis dis que ça valait le coup de te répondre.
Pour en rien gâter, je pense que tu n’es pas le seul à penser ce que tu as dis et j’espère ainsi répondre à travers toi à de nombreuses personnes, qui se disent déçues pour les mêmes raisons.
Pour commencer, je vais restituer tes propos tels que je les vois rapportés dans Le Monde, source de tous les journaux qui s’en sont fait le relais. C’est à dire de toutes les rédactions nationales. Quand je dis que ta parole porte… Enfin tu me diras, le reste de l’interview (soit 97%, oui j’ai compté) n’a été relayé par personne. Curieux…
“J’ai trouvé l’attitude de Jean-Luc Mélenchon au soir du premier tour tellement déplorable que je me suis senti cocufié et trahi. Quand on est leader politique, on se doit d’être responsable.
Il aurait dû dire : faites ce que vous voulez mais moi, je vais voter Macron pour faire barrage au FN.
Son aigreur face aux résultats vient peut-être de la dernière semaine de campagne avant le premier tour.
Quand les médias se sont aperçus qu’il montait à 18 % et qu’il pouvait éventuellement être au second tour, il faut reconnaître qu’ils l’ont descendu.
C’est la seule petite excuse que je lui accorde mais cela n’empêche pas qu’il a perdu définitivement ma voix, y compris pour les législatives.”
C’est concis et tu souhaiterais probablement développer d’avantage, nuancer, préciser, surtout si mes réponses te semblent à côté de la plaque. Si ça arrive tu m’excuseras, j’espère que tu reconnaitras la bonne volonté dont je fais preuve dans ma tentative de réponse.
Alors pour toi, Mélenchon, par aigreur, s’est refusé à dire ce qu’il fallait. Il aurait dû dire qu’il allait voter Macron.
Je te donne raison sur l’aigreur. Je l’ai également ressentie. Pas par la bouche de Mélenchon, mais dans mon propre cœur. Lorsque les résultats sont sortis (pratiquement 23% pour Le Pen ETMacron), je me suis dis: “c’est foutu”.
Je me suis dis qu’on en reprenais pour 5 ans en pire.
Moi qui, en 2012, comme toi, naïvement, avais cru que Hollande provoquerait un mieux après Sarkozy, je n’aurais jamais imaginé avoir mis dans l’urne le nom d’un président antisocial et autoritariste.
Qui ne semblait bien dans son rôle que lorsqu’il endossait le masque de chef de guerre. Qui a “orwellisé” notre société avec ses lois de surveillances de masse et ses répressions violentes de mouvements sociaux et écologistes tels que jamais le PS ne l’aurait toléré de la droite.
Je voyais le discours imminent de Macron, un discours de second tour, un discours de victoire: Ca y est, j’ai gagné, le FN est au second tour face à moi, Hourra! Vive nous!
Je voyais ce type qui m’avais promis que, en tant que jeune travailleur, j’avais envie de travailler 40h par semaine payées 35 et que j’aimais ça, je le voyais lui pour qui le travail laborieux est une notion si étrangère qu’il ne croit pas à son existence, je le voyais triompher sous les vivas de cette “société civile” des lobbyistes et des grands chefs d’entreprise qui l’ont poussé jusqu’au sommet.
En plus de me pourrir socialement, je savais que la planète serait encore vandalisée 5 ans de plus avant qu’on ne réagisse, alors même que respirer en ville devient périlleux et que l’air pur se mue en marchandise (!) et que ce type s’en fout, ou plus exactement, ça ne l’intéresse pas. Ce qui l’occupe, c’est le code du travail, cause selon lui du chômage.
Alors oui, de l’aigreur j’en avais. J’en étais remplis. D’autant plus que j’y croyais, à cet avenir meilleur, à ce futur désirable, nécessaire… Mais je ne suis pas un responsable politique.
Alors je suis d’accord avec toi, il n’a probablement pas eu les mots qu’il aurait fallu lors de sa première intervention. Il aurait du faire devant les caméras ce discours victorieux qu’il a tenu à ses militants quelques instants plus tard :
“Le voilà le matin neuf qui se lève! …”. Oui, ça aurait probablement été mieux ressenti, ça aurait probablement mieux gonflé les troupes. Il y a sans doute eu un manque à ce moment précis.
A postériori, je reconnais une erreur stratégique (de mon point de vue), mais certainement pas une faute.
Car tout aigri qu’il t’es apparu, Mélenchon a très bien porté la parole que j’avais dans mon cœur à cet instant. Parce que tout responsable politique qu’il est, il est humain et il a des sentiments, des émotions. Ce soir là, son dépit était en phase avec le mien. Et pas que le mien.
A postériori je le regrette. Mais peut-on exiger de nos porte parole qu’ils fassent un sans faute, même quand ils sont aussi bons que lui?
Voilà pour l’aigreur, j’en viens au second point : il aurait dû “dire” qu’il voterait Macron. Déjà je veux éclaircir quelque chose : faire la distinction entre les consignes de vote et les “prises de positions individuelles” est une arnaque sémantique.
Chacun voit bien dans la prise de position d’une personne, sa volonté de convaincre les gens d’en faire autant. D’abord parce que sinon à quoi bon donner sa position? Tout le monde a compris que les consignes de vote exaspèrent les gens, qui n’aiment pas subir d’injonctions. alors on a repeint ça en “position”, en “pour ma part, je ferais…”.
L’effet est exactement le même : les têtes de bois n’en feront qu’à leur tête et les autres écouteront l’avis de ceux en qui ils ont confiance. Donc donner sa position personnelle, même en faisant toutes les acrobaties du monde pour prétendre ne pas faire d’appel au vote, ça revient en définitive à la même chose.
Il fallait donc appeler à voter Macron. Pour ma part, je fais partie de ceux qui estiment qu’il fallait voter Macron. En effet, quand une amie m’a demandé de lui expliquer pourquoi je ne le voulais pas, j’ai estimé après coup que mes arguments tenaient plus de la colère, du dégoût, du mépris que ce monsieur m’inspirait que d’arguments rationnels.
Ce fut un choc pour moi, et je dois dire que je me serais pincé le nez pour y aller, car je n’en remet pas une couche mais tu as bien compris ce que m’inspire ce personnage. Finalement, des circonstances personnelles ont fait que je n’y suis pas allé.
Je ne le regrette pas. Quand je vois que les “marcheurs” ont prétendu faire du score du 2e tour un vote d’adhésion au PROJEEET alors même que le résultat de premier tour des deux qualifiés était historiquement bas (le seul exemple comparable étant 2002); quand j’entends les journalistes affirmer que la seule élection de leur champion justifie sa légitimité à exercer le pouvoir comme bon lui semble fut-ce de manière autocratique, quand je vois les certitudes que j’avais déjà sur le personnage se confirmer avec les mêmes combines politiques pourries auxquelles je m’attendais, eh bien finalement, je n’ai pas le moindre regret de ne pas lui avoir donné mon suffrage.
Sans compter la crainte que j’ai, à laquelle je préfère ne pas trop penser tellement elle m’horrifie. Cette crainte allumée par Emmanuel Todd quand on lui oppose que Le Pen c’est quand même pire que Macron : Qu’en savez-vous? “Vous semblez partir du principe que Macron n’est pas un risque pour la démocratie”.
Après tout, on ne pensait pas que Hollande serait le chef d’orchestre d’un état répressif et autoritaire… Et les oligarques ont réussi à faire élire leur chose à coup de propagande, n’est-ce pas déjà un cas avéré de menace pour la démocratie?
Je vais de nouveau citer Todd qui illustre très bien la difficulté qu’ont les militants à faire la sale besogne : “Voter Macron, pour les gens de la France Insoumise, c’est un rituel de soumission”. Nous avons été battus par les puissants, et ils exigeaient à présent que nous nous agenouillons devant eux sous peine de péril extrême.
Voilà pourquoi un appel de JLM à soutenir Macron serait inaudible. Cela aurait eut pour effet de le placer lui-même en position de soumis, poser un genou à terre face à Macron, en plus de rendre furieux contre lui les gens, nombreux parmi nous, qui ne voulaient même pas en entendre parler, rationnellement (comme Todd) ou pas (comme moi).
Combien de gens n’auraient plus accepté de suivre un Mélenchon qui se serait prêté à ce rituel? Certainement beaucoup plus que ceux qui pensent, comme toi Laurent, qu’il a été irresponsable. Comme quoi niveau stratégie politique, il n’a pas fait que des erreurs durant cet épisode.
D’autant qu’il a pris ses précautions le soir même : “Chacun sait en conscience ce qu’il a à faire”. Et par la suite, “Pas une voix pour le Front national”, ça n’est pas rien, ça n’est pas neutre. Son billet de blog de l’entre-deux tour avait pour titre Deux jours avant de régler son compte à Le Pen.
Sans compter qu’en militant attentif, il n’était pas difficile de connaitre sa position. Le vote Le Pen étant balayé, il restait Macron, blanc ou abstention. Militant pour le vote obligatoire, il ne se serait pas donné le ridicule de l’incohérence.
Enfin, le vote blanc n’est pas dans son tempérament. Je me souviens qu’il l’a dit (sans pouvoir en retrouver la source car ça date un peu) pour lui, il faut choisir. D’autant qu’en l’état actuel des choses, voter blanc ou s’abstenir, ça revient au même.
Il était très facile pour qui s’intéressait sincèrement à la question, de savoir que Mélenchon allait voter Macron. Mais soyons francs : ça n’intéressait personne. Moi le premier, je vote comme je l’entends. Ceux qui voulaient lui arracher ce “secret” ne visaient qu’un objectif : lui faire passer le rituel de soumission.
Peine perdue.
Voilà Laurent, j’espère que je ne t’aurais pas saoulé avec un point de vue qui serait trop éloigné du tiens pour que tu y sois sensible. J’espère t’avoir donné matière à réfléchir et pourquoi pas à penser ces choses avec plusieurs niveaux de lecture.
Tu vois, dans cette entrevue au Monde, une centaine de caractères seront consacrés à dire du mal de Mélenchon. Ca n’est pas grave, tu a parfaitement le droit d’autant que tu n’es pas exagéré dans tes propos. Ces caractères auront fait couler énormément d’encre et suscité énormément de réactions. Ils auront été repris et amplifiés sur tous les sites d’informations. Ils sont moins de 3% de ton entretien. Ca reste à méditer.
Salut !